présentation des peintures synchronistiques

lundi, mars 31, 2008

LES QUATRE CAVALIERS DE L'APOCALYPSE

Les quatre cavaliers, huile 130x81, 2008, à découvrir jusqu'au 28 mars à Toulouse, Galerie Can'Art (voir article précédent)

L’apocalypse de Jean, rédigée vers 60 après J-C, a marqué et marque toujours l’imaginaire du monde chrétien ; le texte utilise de nombreux symboles renvoyant aux récits vétérotestamentaires et à la numérologie, et qui ont pour but d’interpréter les événements liés à cette période du premier siècle, en particulier la domination romaine, dans l’attente imminente d’une fin des temps et du jour du jugement dernier. Ainsi, par métonymie, « apocalypse », qui signifie en grec « dévoilement », en est venu pour le plus grand nombre, à signifier « cataclysme de fin du monde ». Ambivalence d’un texte qui « dévoile » en voilant par des symboles et des nombres,et dont l’analyse eschatologique, basée sur l’interprétation des guerres et des catastrophes, peut évidemment s’appliquer à n’importe quelle période historique, la violence des conflits, le poids des maladies et des misères diverses qui accablent l’humanité, étant malheureusement une constante dans le déroulement de l’histoire depuis 2000 ans.

Chaque époque peut donc à loisir illustrer le propos apocalyptique avec les ingrédients de son propre temps.
S’agissant des quatre cavaliers, qui sont des porteurs de guerre, ils personnifient :

- qui la conquête et le joug (« Je regardai, et voici, parut un cheval blanc. Celui qui le montait avait un arc; une couronne lui fut donnée, et il partit en vainqueur et pour vaincre »),

- qui la guerre et ses massacres (« Et il sortit un autre cheval, roux. Celui qui le montait reçut le pouvoir d'enlever la paix de la terre, afin que les hommes s'égorgeassent les uns les autres; et une grande épée lui fut donnée »),

- qui la famine et dureté des conditions matérielles (« et voici, parut un cheval noir. Celui qui le montait tenait une balance dans sa main. Et j'entendis au milieu des quatre êtres vivants une voix qui disait: Une mesure de blé pour un denier, et trois mesures d'orge pour un denier; mais ne fais point de mal à l'huile et au vin »),

- qui enfin la mort (« et voici, parut un cheval d'une couleur blême. Celui qui le montait se nommait la mort, et le séjour des morts l'accompagnait »).

Les cavaliers ont surtout été représentés au moyen âge (commentaire de l’apocalypse de Beatus de Liébana, apocalypses peintes de Trèves et de Bamberg, tapisserie d’Angers…), mais c’est la célèbre gravure de Dürer qui reste l’illustration la plus marquante du texte de Jean. Le XXe siècle, siècle millénariste par excellence, a vu revenir ce thème, mis en musique par Messiaen et par Pierre Henry, et transposé à l’écran par Vincente Minnelli.


Gravure de Dürer représentant les quatre cavaliers




Je ne sais si la fin des temps aura lieu au XXIe siècle, mais reconnaissons que les moyens d’extermination dont dispose l’homme moderne sont enfin à la hauteur de cette funeste tâche.

Mes quatre cavaliers respectent l’ordre et les attributs de chaque cavalier tels que les décrits Saint Jean, et leur harnachement guerrier, ainsi que la ville à l’arrière plan, renvoient aux temps prémodernes. Mais ils font cependant allusion à notre histoire apocalyptique contemporaine : ce sont en effet des samouraïs, et l’apocalypse moderne a, de toute évidence, commencé au Japon, à Hiroshima et Nagasaki. Et si dans ce contexte, la mort est une japonaise, les trois cavaliers mâles ressemblent étrangement à Albert Einstein, Niels Bohr, et Robert Oppenheimer, les pères de la bombe atomique.

lundi, mars 24, 2008

Hiérophanie buissonnière


Exposition de peintures à la galerie Can’Art, à Toulouse

Je revisite depuis plusieurs années – comme les habitués de ce blog le savent – les sujets de la peinture classique, notamment les thèmes religieux ou mythologiques. Ces toiles constituent ma « hiérophanie buissonnière », et je m’efforce d’y faire rimer humour et poésie, en télescopant les références aux toiles de maîtres, les clins d’œil au monde contemporain, et l’imaginaire urbain auquel je reste très attaché.

Ma technique est toujours celle de la peinture à l’huile traditionnelle, minutieuse, avec une expression qui se veut à la fois réaliste et onirique, en hommage aux peintres surréalistes, aux védutistes du XVIIIe siècle, et aux maîtres de la Renaissance.

Je présente également dans cette exposition à Toulouse mes petites huiles sur papier au dessin plus libre, illustrant les symboles mythologiques universels : signes astrologiques, quatre éléments, muses, etc…

j'espère que vous viendrez nombreux

Gilles Chambon

samedi, mars 15, 2008

Réflexions inspirées par le dernier livre de Jean Clair, « Malaise dans les musées »












Le 14 octobre 2007, signature du contrat Louvre Abou Dhabi ; de gauche à droite, Jean Nouvel, Henri Loyrette, Mubarak al-Muhair, Renaud Donnedieu de Vabres et Cheik Sultan Bin Tahnoun.


L’énigme de la colonisation, huile sur toile, 100x73cm, G. Ch. 2004

Dans ce petit livre, Jean Clair s’indigne de la vente de la marque « Louvre » à Abou Dhabi, et de la marchandisation de facto que cela entraînera pour certaines parties des collections des musées français. L’œuvre d’art semble avoir perdu sa dimension fondamentale de rapport au Sacré, pour s’assimiler de plus en plus à un vulgaire produit commercialisable.

Le rapport au Sacré, nous dit Jean Clair, c’est depuis toujours la façon de ressentir, de contempler, et d’intégrer le numineux aux grandes régulations sociétales. Le numineux, c’est tout ce qui renvoie aux énergies intangibles, ce sont ces forces et ces choses qui signifient et agissent sur nous en dehors de banales explications rationnelles ou matérialistes. Les religions sont nées de cette nécessité de réguler la relation au Sacré, mais elles ne sont qu’une façon parmi d’autres de traiter ce lien fondamental au supranaturel.

Il y a dans notre monde occidental contemporain, champion de la liberté individuelle (donc du libre arbitre et de la pensée sans tabou) une vraie crise de la gestion institutionnelle du Sacré. Cette gestion est en effet aujourd’hui soit réduite à la portion congrue du dimanche à la messe, soit totalement refoulée, soit dévoyée vers des pratiques individuelles superstitieuses, coexistant avec une pensée globalement tributaire du rationnel (ce qui entraîne une sorte de schizophrénie). Mais encore et surtout, elle est de plus en plus remplacée par une sacralisation collective et obsessionnelle du ludique, c’est-à-dire de l’inverse du numineux. Toutes les formes de star system, de footballomanie, sont significatives de ce phénomène mondial qui marque notre temps : le désir de foi partagée et de rituel collectif s’est cristallisé non plus sur le divin (le transcendantal des religion), mais sur le surhumain ordinaire, mondain, sur la magie que représentent pour les foules les humains au charisme ou aux dons exceptionnels. Foi et adulation se confondent ; non pas idolâtrie comme dans les temps anciens où certains croyants confondaient le divin avec sa représentation matérielle, mais véritable dévotion envers des humains semblables à nous, donc, en définitive, envers nous-mêmes, envers la mise en scène de notre propre possible réussite matérielle, de notre fantasme de force collective.
Le sacré n’est plus un monde à part, transcendant, mais une contrée particulière du monde profane. Ce n’est plus un sommet élevé d’où l’on communique avec le ciel, au risque d’être anéanti par le feu divin, mais une simple colline d’où l’on contemple avec délectation, comme au-dessus de la mêlée, la populeuse plaine humaine et ses marécages.
Evidemment, les médias et leur exceptionnelle expansion depuis un siècle, sont à l’origine de ce renversement : chaque soir, la comédie humaine est maintenant présentée et mise en scène en temps réel sur le petit écran. L’espace virtuel de la télévision, qui pénètre chaque foyer, devient cette sorte d’espace sacramentel, pseudo divin, où sont élus les demi-dieux humains dans lesquels chacun rêve de se reconnaître. Le paradis, qui, dans la plupart des religions, était promis après la mort – c’est-à-dire hors de la matérialité humaine et du monde géographique, fait son retour sur terre et devient accessible à chacun, ou, au pire, à ses enfants, pourvu qu’ils sachent manœuvrer et se propulser en haut de la scène médiatique.

Et une autre vérité nouvelle se fait jour : la réussite médiatique attire l’argent et l’argent attire la fascination médiatique ; César et Dieu se confondent ; on n’essaie plus désespérément d’acheter, comme au moyen âge, l’indulgence divine à un intercesseur clérical plus ou moins véreux, mais on compte sur le pouvoir magique de la fortune pour attirer le divin, pour le susciter, le produire. Ou, à l’inverse, on pense que la chance médiatique nous apportera la richesse, qui témoignera alors aux yeux de tous de notre pseudo divinisation.
Le sacré contemporain a donc ceci de nouveau qu’il se gagne avec de l’argent, et qu’il produit de l’argent.

Et l’Art, là-dedans, me direz-vous ? Et bien voilà : comme le rappelle Jean Clair, il fut jadis un acte de ferveur, dirigé vers Dieu ou vers la beauté (J. C. rappelle cette phrase des Confessions de Saint Augustin : « Pour les interroger {les créations divines qui assaillent nos sens}, je n’avais qu’à les contempler et leur réponse, c’était la beauté. »). Aujourd’hui, l’art est devenu un acte de ferveur à soi-même, ou la démonstration d’une capacité, d’une prétention de chaque artiste impétrant à être starisé, divinisé selon le rituel de la sacralité médiatique. On admirait autrefois les œuvres d’art parce qu’elles renvoyaient à une transcendance, on admire aujourd’hui les objets d’art contemporain parce qu’ils renvoient à la personnalité divinisée – ou simplement héroïsée – d’un artiste.
Jean Clair, toujours en matière d’art, traduit ce phénomène de profanation progressive du Sacré – ou plutôt de profanisation –, par la dégradation, observable depuis le XVIIIe siècle, du culte en culture, puis, à la fin du XXe siècle, de la culture en « culturel », ce dernier avatar confondant et assimilant enlightenment à entertainment.
S’il est légitime, à mon sens, de dénoncer l’abandon en art de toute valeur de transcendance, au profit de valeurs spectaculaires, mondaines, et de marketing culturel, il est néanmoins nécessaire de nuancer le tableau. La dérive ludique et médiatique de l’art n’a pas fait disparaître toute transcendance. Beaucoup de ceux qui choisissent le chemin de l’art le font encore au nom de la ferveur poétique, qui est la forme moderne de rapport à la transcendance. Cette ferveur individuelle, libre de toute contrainte collective, sans cadre théologique ni contrat moral envers les institutions, peine évidemment à se stabiliser sur une expression et un message audible par un large public. D’où cette impression de confusion qui ressort de tous les salons de peinture et foires internationales d’art, et la tentation pour les artistes de se raccrocher à la seule demande identifiable, celle qui est formalisée par les relais des critiques d’art et des médias ; elle fait, hélas, le plus souvent basculer la poésie dans la performance, la sensibilité dans le sensationnel, et le savoir-faire artistique dans l’habileté médiatique.

vendredi, février 29, 2008

Les lieux magiques

Les parapluies d'Udji, huile sur toile, Gilles Chambon, 2002
Chacun a ses lieux magiques. Rêvés ou réellement croisés, certains lieux de la planète ont en effet un pouvoir particulier sur notre imaginaire personnel. Les rencontres que nous avons eu avec tel ou tel paysage, ou ce que nous en avons imaginé, ont laissé en nous des traces et des sentiments qui ont quelque chose de commun avec ceux que laissent les histoires d’amour : désir, mystère, espoir, impatience, plaisir, jubilation, bien-être, regrets, nostalgie, chagrin…
Ces lieux magiques peuvent appartenir aux joyaux du patrimoine mondial, aux hauts lieux du tourisme international, mais ils peuvent aussi, plus modestement, être des sites tout à fait banals, dont nous seuls connaissons l’intensité et la grandeur, parce que le destin nous y a conduit dans des circonstances particulières, et qu’il nous a ainsi permis d’en découvrir les facettes cachées, les attraits secrets et exceptionnels, malgré un abord quelquefois rébarbatif.
Il y a ceux qu’on ne connais pas mais qu’on nous a racontés, et qui nous attirent si fortement qu’ils seront sans doute la destination d’un prochain voyage ; il y a aussi ceux que l’on connaît dans leurs moindres recoins - parce qu’on les fréquente régulièrement, et qu’on a hâte de retrouver chaque jour, chaque semaine, ou chaque mois ; il y a ceux que l’on a croisé une seule fois et où on s’est juré de retourner un jour ; et puis il y a ceux d’avant, ceux de l’enfance ou de l’adolescence, ceux qui appartiennent à un temps révolu, et où on peine à revenir, parce que l’on sait qu’ils se sont transformés, et que la déception de les voir à jamais défigurés sera pour nous un choc insupportable.
Pour la plupart, partir en vacances, c’est aller à la rencontre de l’un de ces lieux magiques. C’est un peu comme une aventure amoureuse, parce qu’on fait une infidélité à l’espace dans lequel nous vivons quotidiennement, celui auquel nous nous sommes amarré, bon gré mal gré, pour passer l’essentiel de notre existence. Mais nous savons que l’aventure n’a pas de véritable avenir, et qu’il faudra très bientôt retourner vers le cadre familier de nos activités. Alors nous essayons de rapporter avec nous un peu de l’essence magique de ces espaces qui se sont offert à nous le temps d’une escapade : avec des photos bien sûr, mais aussi avec des objets-souvenirs, qu’on choisit en recherchant le maximum d’authenticité, pour en garantir le pouvoir magique. Mais les peintres ont plus de chance encore, parce que leur art leur permet de produire des objets magiques beaucoup plus puissants. En témoigne cette peinture d’Udji, près de Kyoto, qui maintient depuis plusieurs années le lien mystérieux qui me relie au pays du soleil levant.

samedi, février 16, 2008

LA TOUR DE BABEL

"La tour de Babel",G. Chambon, huile sur toile, 66x74cm, 2008
Tout le monde connaît le mythe de la tour de Babel : une immense ziggourat lancée à l’assaut du ciel, acte fondateur qui symbolise la propension humaine impérialiste à conquérir la terre et les cieux. Puis l’échec survenu en raison d’une séparation des langages, et donc d’une incommunicabilité grandissante entre les hommes, commandée par un dieu jaloux de sa toute puissance.

Ce mythe biblique m’a paru coller parfaitement à la situation de l’occident moderne, impérialiste et dominateur dans beaucoup de domaines, et en particulier, pour ce qui nous intéresse ici, en art:

Le XIXe siècle éclectique avait en effet d’abord voulu récupérer dans un vocabulaire moderne rationalisé, l’ensemble des styles pêchés dans l’histoire de tous les peuples ; puis le XXe siècle les a, au contraire, rejetés tous, pour tenter de trouver, par l’expérimentation, le langage pur de la modernité. Mais la pureté moderne des uns n’a pas été celle des autres, et, comme à Babel, la signification des œuvres s’est peu à peu diluée dans le maelström médiatique des postures d’artistes, et de leurs grimaçants oripeaux.

"Pour avoir oublié que le langage n'est, de l'individu qui en use, ni la communication ni l'expression, mais qu'il en est en réalité la mesure, le chef d'oeuvre avait cessé d'avoir un sens. C'était la vie même, en soi et pour soi, qui était devenue une oeuvre,{...}Etre à soi-même son modèle, son juge et son adorateur."
(Jean Clair, Court traité des sensations).

Ma toile représente une tour de Babel éclectique inachevée, rappelant le haut des premiers gratte-ciels américains. Au premier plan, on voit le roi Nemrod (emprunté à la tour de Babel de Bruegel), qui, prenant à témoin deux mystérieux personnages sortis du Laocoon d’El Greco, tente en vain de rassembler quelques acolytes vedettes de la peinture du XXe siècle, devenus aveugles les uns aux autres, et rendus impuissants à force de délire schizophrénique.

vendredi, janvier 18, 2008

Jérusalem céleste

Ville-monde, aquarelle de G. Chambon (détail)


















Poème extrait de « Tendances nuageuses », G. Chambon, 2003

Les villes respirent et grandissent comme des orchidées
Et leurs dômes d'acier, plus fiers que des montagnes,
Un jour s'envoleront vers d'autres horizons

A travers les étoiles, ils diront les louanges
(Mais pour quel univers) de la Jérusalem céleste enfin réalisée.

Aujourd'hui, cela crève les yeux,
Les villes secouent l'échine, hurlent par leurs banlieues
Et leurs grands tentacules projetés en avant
Déjouent allègrement toute espèce de contrôle

Regardez ces machines, enfouies sous le béton
Elles pensent pour nous…
Leurs microprocesseurs calculent sans relâche
Ils tirent les ficelles et inventent les lois.

Sachez que les abeilles, bien avant nos ancêtres
Ont construit des cités
Les reines y demeurent sans pouvoir et sans gloire.
Les ordres sont donnés par l'Esprit de la ruche
Implacable, invisible, il commande aux insectes.

Voyez donc la ville : c’est un monstre naissant.
Pièce à pièce, malgré nous, nous forgeons son cerveau
Et ses ordinateurs, robots, et automates,
Bientôt nous chasseront

Alors, l'homme traqué reviendra aux cavernes
Pour échapper aux pièges des grandes cités vides.
Tapi dans l'ombre, les yeux exorbités,
Il les regardera partir, dans l'espace infini

D'astre en astre, il les verra glisser
Pareilles à d'immenses diatomées
Toutes caparaçonnées de grills iridescents,
Projetant au hasard les reflets argentés
D'innombrables canons dressés sur leurs donjons.

On verra cependant, sur leurs murs colossaux
Défiant les météores
La trace pétrifiée
Des créateurs humains retournés au néant.

Ce seront des statues, grandes, énigmatiques,
Dont les corps enlacés parleront aux étoiles
Et leur diront qu'un jour, dans un lointain passé,
Les villes et les hommes, mus d'amours réciproques
Avaient formé le voeu de mêler leurs destins.

lundi, janvier 07, 2008

MYTHOLOGIE

Déméter, déesse des moissons - g. Chambon, 2001

En ce moment, la mythologie, et particulièrement son substrat néolithique lié au culte de la grande déesse, retient mon attention, notamment à travers les livres de Robert Graves. La mythologie est une façon collective de donner une image à tous les phénomènes de l’univers qui dépassent notre entendement et notre science, mais qui existent néanmoins, et que nous connaissons tous par notre expérience quotidienne. Tout ce qui fait :
- que le monde est plus mystérieux qu’un ordinateur,
- que la vie et sa dynamique de complexité ont existé bien avant qu’il y ait l’intelligence humaine pour les admirer et tenter d’en comprendre les rudiments,
- que la mort et son cortège de chagrins tournoient et frappent sans qu’aucune connaissance puisse nous dire ni l’heure, ni l’endroit, ni pourquoi…


La mythologie n’est pas vraiment une explication irrationnelle de ces phénomènes ; ce sont les scientifiques qui croient parfois cela. La mythologie n’explique rien : elle illustre par des récits les souvenirs les plus profonds inscrits au creux de nos gènes, bien avant notre mémoire individuelle. Et ces souvenirs, très souvent, convergent d’un individu à l’autre, d’une société à l’autre ; ils se sont ségrégés sur de longues périodes (néolithiques, et peut-être paléolithiques) au cours desquelles l’écrit ne permettait pas encore de fixer objectivement les faits historiques, et où, d’une génération à l’autre, les similitudes d’aventures finissaient par se cristalliser dans un récit gigogne, avec variantes et dérivations.

La mythologie est une force parce qu’elle produit une sorte de champ magnétique, un champ de fascination qui capte les esprits et les entraîne vers la foi, la poésie, ou la folie… (ce sont les trois seules formes du rapport au réel-supérieur que je connaisse). Dans notre monde contemporain accaparé par les découvertes scientifiques, par le récit événementiel de l’actualité brute, et par l’organisation matérialiste de l’environnement, la mythologie est refoulée dans le off, à l’extérieur des choses sérieuses. Mais ce qui est chassé par la porte revient toujours par la fenêtre : c’est en effet la mythologie musulmane qui anime les fous de Dieu, régulièrement à la une de nos journaux pour leurs attentats suicides.

La mythologie (dont nous n’avons gardé que quelques éléments déformés, par exemple le père Noël pour amuser les enfants) est en effet capable de déchaîner des forces incontrôlables, et sans doute de détruire l’ordre confortable - et mesquin - qui régit notre espace occidental. Mais il ne faut pas pour autant la vouer aux gémonies ; elle est une terre fertile de laquelle peut sortir autre chose que des serpents. Sa face tragique, incontournable, ne doit pas obérer ses dimensions cosmique, héroïque, et inchoative, sa capacité à engendrer beauté et harmonie.

Aujourd’hui, on assiste à un certain regain de la Wicca et des traditions druidiques, probablement lié à la nouvelle conscience écologique du monde. Le symbolisme des arbres, les rites agraires saisonniers, le calendrier ajusté sur les mois lunaires et les pulsations du végétal… tout cela fleure bon le rêve d’un retour harmonieux à la nature, écolo et baba cool. Pourtant la religion de la Grande Déesse, caractéristique des sociétés néolithiques agraires et matriarcales, avait aussi sa violence et ses cruautés, notamment, si l’on en croit les mythologues, les sacrifices saisonniers des rois sacrés, et les fêtes rituelles où des prêtresses-ménades se livraient vraisemblablement à des actes barbares…
C’est que l’imagination humaine, terrifiée par la puissance maléfique des dérèglements élémentaires (sècheresses, inondations, ouragans, épidémies, etc) avait besoin d’une contre-violence rituelle, compensatrice ou conjuratoire. Le christ immolé sur la croix n’est rien d’autre ; c’est d’une certaine façon le dernier roi sacré de la tradition néolithique, tandis que Mahomet le conquérant, dominateur patriarcal, est le dernier avatar des héros virils et solaires de tradition nomade protohistorique.
De même que Seth et Osiris, frères ennemis, se sont affrontés dans l’ancienne Egypte, le monde contemporain a vu de façon récurrente depuis mille trois cents ans s’affronter Jésus et Mahomet. De ce type d’affrontements fini toujours par naître un nouveau syncrétisme mythologique qui, en changeant de paradigme, permet de réintégrer dans un même récit épique ce qui auparavant constituait des histoires contradictoires. Un nouveau récit mythologique est donc aujourd’hui attendu, et c’est aux poètes d’actualiser et de féconder les mythes anciens, pour que d’eux s’engendre une nouvelle vérité imaginaire, capable de fédérer les rêves des générations futures.

lundi, décembre 24, 2007

INSTRUMENT ET MILIEU


Chaque chose identifiable peut l'être de deux façons : soit comme une chose que l'on voit ou que l'on imagine de l'extérieur, soit au contraire comme quelque chose que l'on perçoit ou que l'on ressent de l'intérieur. Cette distinction, fondamentale, mérite que l'on s'y arrête quelques instants.

Prenons comme exemple une simple maison : la voir de l'extérieur ou de l'intérieur signifie, dans un premier degré du sens, qu'on la considère soit comme un objet distinct (une boule, en vocabulaire topologique) posé dans un paysage à la fois support et fond, soit comme un environnement, un milieu, dont on ne perçoit pas la globalité, dans lequel on évolue, et où peuvent être posés d'autres objets considérés de l'extérieur.
Cette première dualité de la maison, simple et immédiate, n'est pas la seule entraînée par un regard extérieur ou intérieur. Il y a en effet une autre façon d'être extérieur ou intérieur par rapport à une chose : c'est en quelque sorte une façon sentimentale, faisant état de l'attachement que l'on a ou non vis à vis de la chose considérée. Si je suis totalement extérieur à une chose, cela signifie aussi que je n'entretiens pas de rapport affectif avec cette chose, qu'elle m'est relativement indifférente. Cela ne veut pas dire que je ne m'y intéresse pas, mais que je la considère simplement dans son intérêt instrumental ; je l'objectalise, je l'instrumentalise. Si par contre je suis capable de me mettre "à la place" de cette chose, où de la comprendre de l'intérieur, de voir sa profondeur, j'y suis alors beaucoup moins indifférent, j'opère inconsciemment une analogie entre une part de moi-même et certains aspects de cette chose, créant de fait un "attachement", un lien, entre mon être et son être. Cette chose n'est plus alors un simple instrument, mais un objet doué d'intériorité, on pourrait dire un "contenant" imaginaire et affectif. Cet exemple montre qu'une maison peut ainsi être perçu soit comme un simple instrument, machine à habiter, c'est-à-dire objet n'ayant d'intérêt que pratique et dépourvu de toute dimension spirituelle ou affective, soit comme un lieu de vie, chargé de souvenirs ou d'évocations, territoire en prolongement de moi-même ou de quelque autre habitant qui ne m'est pas indifférent. Ce n'est plus alors un objet, un instrument, une machine, mais plutôt un foyer, un lieu, un milieu de vie.

jeudi, décembre 06, 2007

Villes imaginaires de Chirico

Les joies et les énigmes d'une heure étrange, G. de Chirico, 1913

Villes vides, endormies, électriquement chargées après une chaude journée ; attente, anxiété, prémonition d’un événement inconnu. Ombres longues et noires, exaspération des formes. Archétypes, villes en deçà - ou au delà - de la ville réelle, où circulent des âmes au corps incertain.
Ces lieux déserts, étranges et profonds, sont formés par des souvenirs qui ont quitté la référence temporelle pour devenir des oracles. Chirico invente un entre-mondes crépusculaire, baigné dans la lumière oxymorique d’un soleil nocturne. Evidence du mystère et mystère de l’évidence.

Les scénographies urbaines de Chirico sont aussi prégnantes et signifiantes que celles des trois fameux panneaux de villes idéales peints à la Renaissance, et conservés à Urbino, Berlin, et Baltimore.

Même impression de vide, propre à tout décor attendant un spectacle. Même force onirique, produite par une cohérence poétique sans faille. Mais si les scènes architecturales de la Renaissance italienne glorifient l’espace rationnel de la géométrie euclidienne, et l’âge d’or de l’architecture antique retrouvé, les décors urbains de Chirico brisent le point de fuite unique et annoncent la Relativité ; de façon beaucoup plus subtile d’ailleurs que les contorsions cubistes : on n’est pas devant un manifeste esthétique, mais devant une captation de la sensation diffuse de déséquilibre. Et l’architecture, au lieu de présenter une ville modèle, se replie sur quelques arcanes stylisés : statue, place à arcades, tour, gare avec horloge, mur cachant l’horizon, cheminée d’usine… et toujours un train qui passe. Ces éléments semblent provenir d’un mystérieux jeu de tarot. Comme si chaque peinture était une partie de cartes divinatoire, annonçant l’imminence d’on ne sait quelle attaque contre l’éternel urbain.

samedi, décembre 01, 2007

Le paysage urbain perd l’équilibre… attention au crash


Depuis le début du XXe siècle, l’injonction de modernité a conduit nos sociétés occidentales - rejointes depuis peu par quelques grands pays de l’ancien tiers-monde, à faire la course. Course au progrès ; course au confort ; course à la nouveauté tous azimuts ; course aussi pour tenter d'échapper au vide qui cerne de toutes parts notre minuscule et fragile planète. Nous pressentons en effet que toutes nos civilisations et notre existence même, au milieu d'un univers terriblement hors d'échelle, sont en équilibre sur un fil ténu. La moindre variation de température, le moindre évènement venant perturber notre banlieue galactique et nous voilà pour toujours broyés dans le néant. Certains pensent justement que la course effrénée dans laquelle nous semblons engagés nous mènera plus vite encore à la catastrophe planétaire. Mais notre inconscient, qui tient le registre intérieur des actes de la vie - victoires et défaites - depuis les premiers soubresauts de nos ancêtres sous-marins, sait bien que celui qui arrête le premier de courir est le premier à être dévoré. La course, cette fuite en avant éperdue, dont certains arrivent tout de même à se griser, est devenue le principal critère de validité des œuvres humaines. Cela témoigne simplement que nous sommes dans un monde angoissé, gagné par la panique. Un monde qui s'aveugle de vitesse, et qui souhaite ne jamais se retourner ou s'arrêter, de peur de découvrir de terribles vérités. Et bien malin celui qui peut échapper à cette grande frayeur qui, sans jamais être dite, anime le monde contemporain.

C'est donc une donnée qu'il faut accepter : le mouvement brownien de nos projets ne cessera pas de croître, du moins tant que nous n'aurons pas découvert un autre pan de la réalité, capable de nous redonner une place plus visible et plus solide dans le grand livre de l'univers (il y a à peine quelques siècles, nous en étions encore le centre, et le principal protagoniste).

L'art plastique et l’architecture nous offrent, dans tous les "novlangues" auxquels se plaisent les créateurs, mille cris d'espoir ou d'angoisse, et un foisonnement de recettes révolutionnaires, dont la plupart ne seront plus, d’ici cinquante ans, écoutées par personne, et seront remisées au grand musée des curiosités inutiles. Un peu comme les journaux qui traînent dans les salles d'attente et qui ont perdu tout intérêt parce qu'on connaît le dénouement des évènements sur lesquels ils faisaient porter le suspens. De plus en plus, les œuvres d’art sont à court terme ; elles parlent du présent, et pour le présent, parce que l'horizon prédictif de la civilisation en général, et de l'art en particulier, s'est sérieusement rapproché. L'heure n'est plus à l'invention d'empires millénaires, et chacun se satisfait de la célébrité d'un jour, sanctionnée par une belle parution dans les médias.

Mais dans ce joyeux chaos où d'aucuns voient une nouvelle Renaissance, et où en tout cas, chacun est libre de faire son marché comme il l'entend (en fonction bien sûr de l'épaisseur de son "porte-monnaie culturel"), le paysage - ce cadre étrange qui intègre nature, harmonie, et complexité - craque de plus en plus ; et nous n'y sommes pas indifférents parce qu'il est notre mémoire, notre inconscient collectif. Il y a bien sûr ceux qui pensent que le paysage culturel est de toute façon le reflet de la société et que quoiqu'il lui arrive, c'est très bien parce que c'est l'expression d'une vérité sociale. En deux mots, ils apprécient et appellent à la transparence du paysage et des oeuvres. Pour eux, le paysage est avant tout un témoignage, où seule la vérité compte ; ou encore c'est un symptôme, et s'il y a problème, c'est la maladie qu'il faut rechercher et soigner ; alors le symptôme mauvais disparaîtra de lui-même. Seulement la maladie de l'environnement culturel est complexe ; il y a beaucoup d'effets de feed back, et le non traitement des symptômes pernicieux risque de provoquer une aggravation du mal. Le paysage urbain, en particulier, est le lieu où se forme et se consolide notre imaginaire ; c'est une nourriture spirituelle dont il ne faut pas négliger la teneur en vitamines et l'équilibre diététique.

mercredi, novembre 21, 2007

Les dormeuses


Pour rêver, il faut s’être endormi. Mais pour arriver à s’endormir, il faut bien commencer par rêver un peu. On donne ainsi le soir la première impulsion en pensant à quelque chose qui nous plait ou qui nous préoccupe, on explore les développements de l’affaire, puis, sans qu’on s’en aperçoive, le scénario nous échappe, et nous ne sommes plus que spectateurs sans volonté et sans corps.
On aimerait faire des rêves prémonitoires, ou symboliques, ou artistiques, dans le genre surréaliste, par exemple ; ou encore des rêves amusants et inventifs, comme de petits contes drolatiques qu’on se dépêcherait au réveil de noter sur un carnet. Mais au lieu de cela, les rêves sont une sorte de télévision intérieure : on ne sait pas ce qu’on va voir, mais on sait que les programmes sont nuls et décevants. Sans queue ni tête, mal ficelés, si stupides même, qu’au réveil, on ne se rappelle plus de rien. Bien sûr certains s’acharnent à relire Freud ou Jung pour dénicher dans tel ou tel enchaînement incohérent du rêve, quelque secret intime jalousement gardé par l’inconscient.
Je préfère pour ma part laisser cela aux naïfs, et consacrer mon temps à construire des rêves éveillés, qui sont toujours bien supérieurs aux rêves endormis. Le sommeil, alors, au lieu de n’être au rêve qu’un cadre austère et inconscient, comme une salle obscure, devient un spectacle fascinant, un monde fragile, étrangement silencieux et immobile, où chaque détail, à force d'engourdissement, finit par s’ouvrir à toutes sortes de trémulations. Un léger souffle d’imagination se met à plisser le réel. La lumière se prend à découper les objets et à les libérer de leurs déterminations. Les formes se débarrassent de leur pesante signification et basculent dans l’aventure des métamorphoses. Mon pinceau a fixé les dormeuses alanguies juste au moment où elles échappaient aux fronces de la moustiquaire et aux murs de la chambre.

samedi, novembre 10, 2007

La ville labyrinthique

"Antillia", aquarelle de G . Chambon
"Antillia", aquarelle de Gilles Chambon
La ville existe depuis à peu près dix mille ans. Sans doute d’abord sédimentée autour de lieux constituant des repères fixes pour les populations protohistoriques encore largement nomades. Ces lieux peuvent être de deux natures : centres de puissance matérielle, en l’occurrence des greniers fortifiés permettant de capitaliser les bénéfices de l’agriculture naissante ; centres de puissance spirituelle, c’est-à-dire grands sanctuaires collectifs, lieux sacrés ancestraux assurant la continuité des mondes visibles et des mondes cachés, le passage entre ciel et terre, entre vie et mort. Ces deux types de lieux ont-ils ou non coïncidé pour que naisse la ville ? Ou bien chacun a-t-il généré une forme différente de proto-agglomération ? Peut-être les deux cas de figure sont-ils apparus. De toute façon ces proto-villes ont vite acquis une troisième puissance indissociable de la culture urbaine historique : celle de lieu de rencontre entre les populations, de lieu de commerce et d’échanges. Voilà à coup sûr les soubassements de l’urbanité moderne, voilà les éléments qui structurent au plus profond l’imaginaire de nos cités.
La ville se vit au quotidien, mais avant tout elle se rêve. A travers les romans, les films, les projets, la science fiction… L’imaginaire tisse et entrecroise les temporalités. Et derrière chaque rêverie sur la cité contemporaine, à travers tous les fantasmes qui sous-tendent la modernité et la cyber-urbanité, on peut débusquer quelques avatars d’archétypes anciens issus de la protohistoire. Au détour des images profuses que nous livre la mythologie contemporaine de la ville, apparaît d’abord le labyrinthe.
On imagine les longues galeries sombres et sinueuses sous la roche, les salles aux parois tapissées de concrétions et de stalactites, comme de gros estomacs minéraux. C’est dans les entrailles de la terre que les chasseurs de l’âge de la pierre plaçaient leur saint des saints, ce lieu magique de communication avec les forces naturelles, cette gangue de pierre retenant prisonnières les formes des êtres sauvages, que leurs artistes avaient à révéler par le trait ou le burin. Là était la matrice universelle, la puissance inchoative de la grande déesse mère. Là se déroulaient les mystères sacrés sans lesquels la bravoure des guerriers ne pouvait rien contre les forces hostiles du monde sauvage. Ces espaces de pénombre, ces boyaux étroits, ces lacets, ces gouffres où avaient lieu les cérémonies d’initiation, tout cet environnement labyrinthique imprima profondément sa marque dans l’imaginaire des premiers citadins. Et depuis ces temps reculés, toute cité, aussi radieuse soit-elle, cache dans son ventre un lacis souterrain aux tracés inconnaissables, aux issues souvent dérobées ; catacombes, caves, oubliettes et tunnels, carrières, égouts, et réseau métropolitain. Mais il existe aussi des labyrinthes de surface, créés par la densité et l’entassement des maisons au fil du temps : arborescence des impasses des médinas, écheveau des ruelles et des canaux vénitiens, imbroglio sans fin des quartiers de Tokyo. La ville inconnue est un lieu où on se perd mais aussi où on peut se cacher. La ville se découvre par des lignes d’errements, par des parcours initiatiques qui fondent et qui nouent le destin de chaque citoyen. Le labyrinthe est une métaphore de la vie : chacun y cherche son chemin, se perd, erre, découvre un îlot de bonheur au détour d’une année propice, puis finit toujours par dériver vers le lieu de la fatalité, carrefour des chemins et des mondes où se tient, selon les uns, la grande déesse, triple Hécate ou triple Parque, et selon les autres le monstre bestial assoiffé de sang, l’inéluctable Minotaure.
Ainsi la ville labyrinthique recèle en elle les chemins du plaisir et ceux de la souffrance. Elle a pu inspirer aussi bien les séduisants caprices de Canaletto que les sinistres prisons de Piranèse.

dimanche, octobre 28, 2007

Monde réel et monde complexe


Ce que l’on appelle le monde réel n’est qu’un sous-ensemble du monde complexe dans lequel nous évoluons. Comme pour les équations du troisième degré, qui ne trouvent de résolution générale qu’avec les nombres complexes, la vérité du monde ne peut être appréhendée qu’en prenant en compte, pour chaque phénomène, une partie réelle et une partie imaginaire, celle-ci étant le produit d’une donnée réelle par sa racine acausale, c’est-à-dire par sa valeur hors de l’enchaînement temporel.

Deux regards sur le monde qui s’articulent pour former une seule vérité, deux parties de la conscience universelle nécessaires pour en saisir la profondeur.

La première partie est une partie clairement yang, caractérisée par la rationalité déductive et l’intégrité pragmatique, la seconde est une partie yin, faite de dualité et d’ambivalence, caractérisée par un pouvoir de germination ; l’invisible fécondant le visible. Cette seconde partie est la condition de compréhension de la nouveauté, le déséquilibre apparent de l’esprit égaré par l’imagination, engendrant l’équilibre métastable de la compréhension d’un univers sans point fixe.

Les hexagrammes du Yi-King, pour appréhender le monde phénoménal, enchevêtrent selon 64 combinaisons le radical yang et le radical yin. L’ensemble de ces petites matrices faites de traits horizontaux continus ou interrompus forme un véritable réceptacle pour recueillir la complexité du monde.

J’ai illustré quelques-uns des hexagrammes, en élaborant au pinceau des images carrées, où la composition s’aligne selon six traits horizontaux continus ou discontinus. Celle présentée ici est établie à partir de l’hexagramme 56, « LÜ », le Voyageur ; la vie est un voyage immobile : au-dessus de la montagne, il y a le feu.

samedi, octobre 13, 2007

COMME UN LION EN CAGE


L’homme rugit parce qu’il est enfermé dans une série de cages-gigognes, dont il ne peut sortir sans disparaître : sa tête et son corps, sa planète et son système solaire, sa mémoire et son intelligence, son âge et son époque. La science a entrepris la tâche millénaire et fastidieuse de faire sauter l’un après l’autre les verrous qui ferment chacune des cages. L’imagination a entraîné l’individu à ne plus voir les murs successifs, en inventant ce qui se trouve derrière. Mais on rêve de quelque chose de plus radical, quelque chose comme un passage inconnu qui permettrait en quelques jours de traverser toutes les murailles, d’échapper au labyrinthe ; le vol d’Icare et de Dédale ; résoudre en trois dimensions ce qui est aporétique en deux. Savoir plonger dans l’épaisseur du temps pour redescendre ou remonter son cours, dont la surface immobile reste toujours gelée par l’éternel présent.

Qu’est-ce qu’une vie humaine dans l’océan des morts et des naissances perpétuellement renouvelées ?

samedi, septembre 08, 2007

EXPOSITION GILLES CHAMBON A AUBETERRE-SUR-DRONNE


Du 16 au 29 Septembre 2007
Profitez de cette exposition pour visiter le magnifique petit village d’Aubeterre-sur-Dronne, en Charente. Il possède un riche patrimoine architectural, et en particulier une église romane troglodyte,

que l’on dit la plus haute d’Europe (si l’on excepte la pompeuse et gigantesque église/mausolée de Franco, dans le valle de los Caidos, au nord de Madrid).

Il y a aussi, à Aubeterre, de nombreux artisans d’art, en particulier des céramistes.

dimanche, août 26, 2007

Goya et Daumier


Quarante années séparent « Un chien » de Goya (Madrid, Prado) de « L’homme à la corde » de Daumier (Boston, Fine Arts, et Otawa, Beaux-Arts du Canada). Ces deux œuvres (trois, si l’on prend en compte les deux versions de l’homme à la corde), également énigmatiques et radicales dans leur décalage par rapport aux thèmes picturaux traditionnels, ont pour moi beaucoup de points communs, qui confirment, s’il était besoin, la très forte convergence entre les deux peintres.

Convergence d’abord dans le format vertical et la composition des peintures, où l’espace est comme ramené à ses invariants fondamentaux : deux pâtes inchoatives séparées par une ligne, et que de sourdes imprécisions font tressaillir, comme la surface d’une eau trouble, qui ne dévoile rien de la vie terrible et mystérieuse tapie dans ses profondeurs, mais qui en fait pressentir la menace.
- Chez Goya, éclat blafard de crépuscule, et masse ténébreuse du sol, déséquilibré, qui se dérobe et bascule, laissant place, sur plus des trois quarts du tableau, à une lumière sans origine et sans direction.
- Chez Daumier, le déséquilibre est remplacé par l’équilibre instable entre, à gauche, un mur vertical blanc sans fenêtre, sans début et sans fin, et, à droite, un lointain magma brumeux indiquant seulement, par la partie sombre limitée au tiers inférieur, l’altitude dangereuse à laquelle se déroule la scène.

Emergeant de la vacuité de ces espaces en déséquilibre, inquiétants par ce qu’ils cachent plutôt que par ce qu’ils montrent, apparaît, en suspension sur la ligne de clivage (bord incliné de la terre ou bord vertical de la paroi), ici une petite tête de chien, et là une longue silhouette humaine.
- Chez Goya, le chien semble englouti par le sol, et pointe désespérément son museau vers le ciel vide.
- Chez Daumier, l’homme s’agrippe à une corde, et regarde avec appréhension l’abîme qui s’ouvre sous lui.
J’y vois deux allégories de l’angoisse qui nous saisit devant l’approche irrémédiable de la mort, et devant le vide infini qu’elle représente.
Mais pourquoi un chien englouti et pourquoi un homme agrippé ? Indépendamment de l’origine anecdotique (un croquis de peintre en bâtiment pour Daumier, et peut-être le regard inquiet de son chien pour Goya ?), les deux figures nous renvoient l’une et l’autre aux mythologies infernales :
- Le chien à Anubis, qui conduisait les âmes dans le monde souterrain, ou à sa réplique grecque Cerbère, gardien des Enfers – mais ici un Cerbère mis lui-même en abîme, happé par la gueule de l’enfer et dont une seule tête en perdition surnage ;
- L’homme suspendu, au passeur Charon, accroché à sa gaule et guettant les âmes pour leur faire faire le grand saut, tel un Tarzan métaphysique se balançant sur une liane.

On pourrait, j’en suis sûr, trouver encore beaucoup de renvois métaphoriques contenus en puissance dans ces deux chef d’œuvres, emblématiques d’une peinture qui place l’ébauche au sommet de l’art, grâce à une sorte de prégnance magique dont Goya et Daumier ont tous deux découvert le secret.

D’autres œuvres des deux peintres présentent d’ailleurs des analogies, sans doute fortuites, mais qu’il me semble intéressant d’en noter quelques-unes :

« Les deux vieux qui mangent », de Goya, et « L’atelier d’un sculpteur » de Daumier


« La lecture » de Goya (détail), et « Trio d’amateurs » de Daumier


« Asmodée » de Goya (détail), et  « Les fugitifs » de Daumier

mercredi, juillet 25, 2007

"SOUVENIRS D’ANTILLIA" EST DISPONIBLE !


« Souvenirs d’Antillia » est un conte fantastique : le narrateur, mystérieusement devenu amnésique, relate son aventure au cœur d’un monde insolite, où les hommes, ayant développé une sophistication extrême, sont capables de modeler à leur gré leur apparence physique ou leur genre sexuel. Dans cet étrange pays, fait de cités souterraines et de villes-montagnes, les préoccupations esthétiques et métaphysiques ont depuis longtemps permis de réguler le progrès scientifique, beaucoup mieux en tout cas que dans notre monde contemporain.
La conquête de l’immortalité reste une préoccupation majeure des Antilliens ; mais les scientifiques se divisent sur les moyens d’y parvenir, et les médiums, qui vivent au fond de temples-labyrinthes, sont peut-être les seuls à savoir recoudre le temps déchiré par la mort.
Louis, terrien égaré dans ce monde à la fois si différent et si proche, est jeté au centre du maelström engendré par les âpres rivalités qui opposent les savants ; écartelé entre passé et présent, doutant de son identité même, il retrouvera néanmoins l’espoir grâce à l’amour d’une Antillienne, qui le conduira à se surpasser...

Le récit des aventures de Louis est entrecoupé de notes, qui rapportent quelques unes des conceptions esthétiques et philosophiques des Antilliens ; elles sont prétexte à s’interroger sur certaines facettes de notre société – sur son architecture notamment - en adoptant le point de vue de Sirius. « Souvenirs d’Antillia » renoue ainsi avec l’esprit du conte philosophique, que l’on peut faire remonter sinon à Platon, du moins à Rabelais et à Thomas More ; il se fixe pour objectif de distraire, de dépayser, mais aussi et surtout de faire réfléchir sur certains fondamentaux de notre culture.

Le roman est agrémenté de quelques unes de mes aquarelles, représentant les villes imaginaires d’Antillia. La plupart de ces images ont précédé l’écriture du livre, et tentent de refléter un esprit plutôt que d’être une illustration collant fidèlement au texte.

Si vous ne trouvez pas le livre dans votre librairie préférée, vous pouvez l’acheter en contactant l'auteur par email : erewhonowhere@yahoo.fr
Mais je vous propose de vous faire d’abord une idée en téléchargeant les deux premiers chapitres de « Souvenirs d’Antillia ». n’hésitez pas à me faire des commentaires… surtout s’ils sont élogieux !

En espérant que ce récit vous intéressera, et que vous aurez envie de le faire connaître à vos amis...

dimanche, juillet 15, 2007

Modernité, quand tu nous tiens…

Vermeer. La leçon de musique.
Est plus beau que ce que l'on en a dit et plus beau que tout ce que nous croyons.
(in Dali, les cocus du vieil art moderne)

Mondrian. Composition.
Piet "Niet".
(in Dali, les cocus du vieil art moderne)

Les urbanistes et les édiles de nos grandes villes françaises sont en général tentés de relooker, tendance contemporaine, leurs vieux tissus urbains engluées dans une glèbe ancestrale fleurant bon l’histoire. Il faut que les métropoles vivent avec leur temps, et ne soient pas en reste par rapport aux villes-champignons des pays émergeants, ou aux centres urbains auxquels les bombardements de la seconde guerre mondiale ont fourni des terrains vagues pour les expérimentations fonctionnalistes. D’où par exemple la récente querelle sur les tours. Fini l’architecture mimétique, et vive l’empilement des boites cubiques, avec s’il le faut pour donner le change, le piment de quelques rares monuments géodésiques déjantés et baroques à la Gehry.

Ils n’osent aller jusqu’à préconiser la table rase (le simplisme moderniste a fait long feu), mais rongent leurs frein, les uns espérant donner libre cours à leur créativité sado-masochiste, et les autres marquer leur époque en affirmant leur idéologie progressiste. L’architecte contemporaine basique, faite de boites empilées, est un véritable manifeste contre la nostalgie de la ville pittoresque, attrayante seulement pour les touristes et pour les béotiens victimes de l’AméliePoulinisation jugée carrément réactionnaire dans les milieux autorisés de la pensée architecturale. Certains (j’en ai rencontré) vont même jusqu’à se pâmer devant une ZUP des années soixante qui dresse tristement vers le ciel ses volumes pâles et indigents, ou devant la schizophrénie des quartiers de bureaux construits sur dalle au cœur de villes séculaires.

Rien à faire ; vous ne trouverez plus un seul architecte de renom (comme ça avait été le cas pendant l’épisode postmoderniste des années 80) pour dénigrer franchement Le Corbusier et ses multiples émules. Au contraire, beaucoup revendiquent une filiation avec le maître, qu’il faut pourtant bien tenir pour l’un des principaux responsables du fiasco de l’urbanisme du XXème siècle. Le grand Rem Koolhaas va même jusqu’à ressembler physiquement au maître du Mouvement Moderne. C’est vrai que l’on ne peut pas vivre en étant constamment tourné vers le passé. Mais le passé, aujourd’hui, c’est justement cet urbanisme idéologique et destructeur du XXème siècle. L’intelligentsia du milieu de l’architecture a tort de s’offusquer de ces gens qui ont l’outrecuidance de préférer habiter dans des pavillons stéréotypés disneylandiens, avec des toits et même parfois des frontons, plutôt que dans les boites à sardines minimalistes superbement dessinées par les petits maîtres du moment. Cette intelligentsia ferait mieux de se poser des questions, et même de se remettre en question. Une chose est de dénoncer l’indigence des formes stéréotypées, une autre est de rejeter l’imaginaire sur lequel elles s’appuient. L’imaginaire minimaliste et frigide n’est pas le seul qui vaille !
« Alors que j’avais à peine vingt et un ans, raconte Dali, je me suis trouvé un jour à déjeuner […] en compagnie de l’architecte masochiste et protestant Le Corbusier qui est, comme on le sait, l’inventeur de l’architecture d’auto-punition. Le Corbusier me demanda si j’avais des idées sur l’avenir de son art. Oui, j’en avais. J’ai d’ailleurs des idées sur tout. Je lui répondis que l’architecture serait « molle et poilue » et j’affirmais catégoriquement que le dernier grand génie de l’architecture s’appelait Gaudi dont le nom, en catalan, signifie « jouir », de même que Dali veut dire « désir ». Je lui expliquais que la jouissance et le désir sont le propre du catholicisme et du gothique méditerranéens réinventés et portés à leur paroxysme par Gaudi. En m’écoutant, Le Corbusier avait l’air d’avaler du fiel. » (in S. Dali, Les cocus du vieil art moderne).

vendredi, juin 29, 2007

Portrait de retrouvailles et retrouvailles du portrait

Les retrouvailles des deux sœurs (huile sur toile en cours de réalisation, détail)

Je peins ici la connivence de ma belle mère et sa sœur religieuse, qui se retrouvent de temps à autre, lorsque la hiérarchie ecclésiastique de la seconde le leur permet. Plaisir d’un moment privilégié, longue amitié de sœurs, amour irraisonné de Dieu qui les relie aussi.

Curieusement, en faisant cette toile, j’ai pensé à deux œuvres de l’histoire de la peinture en apparence totalement antithétiques : une œuvre faite d’humilité et de foi, « l’ex-voto » de Philippe de Champaigne (sans doute à cause du costume de religieuse), et une œuvre de plaisir et de sensualité, « Gabrielle d’Estrées et la duchesse de Villars », d’un peintre de l’école de Fontainebleau (plutôt à cause de la disposition des personnages, et de leur sororité).
La première de ces deux œuvres exprime la ferveur partagée d’un moment miraculeux ou la fille du peintre, soeur Catherine de Sainte Suzanne, religieuse à Port-Royal, retrouve miraculeusement la santé dans une prière avec la mère supérieure ; la seconde est un hommage à la beauté des corps, mais aussi à la fécondité, puisque Julienne, petite sœur de Gabrielle, lui pince le téton indiquant par là la royale grossesse de son aînée, heureux événement qui est confirmé par la suivante en train de coudre une layette à l’arrière plan.

Il y a dans l’histoire de la peinture quelques autres célèbres doubles portraits, comme la fresque de Bramante représentant Héraclite et Démocrite, ou encore «Les époux Arnolfini» et la Vierge au Chancelier Rollin de Jan van Eyck (dans ce tableau l’enfant Jésus ne constitue pas à proprement parler un troisième personnage, mais est traité comme une sorte de prolongation de Marie, avec laquelle il forme une seule unité).
Plusieurs choses retiennent l’attention dans ces œuvres duales :
- la résonance particulière des deux personnages ;
- le jeu des regards qui, soit se fixent sur le spectateur, soit s’évadent vers un ailleurs insaisissable, soit encore construisent un rapport asymétrique, un seul des deux s’orientant vers son voisin, car jamais les regards ne se croisent, ces portraits n’étant pas de simples vis a vis ;
- Mais le plus important, c’est le décentrement des sujets par rapport au tableau, du à la bipolarité : les personnages représentés sont rejetés sur les côtés, ouvrant le point focal sur une vacuité qu’il faut remplir : là vont donc converger le rêve, l’imaginaire, la symbolique, donnant à ces œuvres une mystérieuse complexité.

Emboîtant le pas à cette tradition, mon double portrait explore l’espace symbolique qui entoure ma belle mère et sa sœur. Il n’est pas construit intellectuellement ; il s’est imposé intuitivement, et de façon totalement irrationnelle, de sorte qu’il reste aussi pour moi une forme de rébus insolite, dont je découvre peu à peu les résonances.
Sur le détail présenté ici, on voit seulement un gros escargot qui rampe le long d’un meuble énigmatique : intrigué moi-même d’avoir placé là ce gastéropode, je me suis enquis de son symbolisme, et j’ai découvert que la « forme en spirale de la coquille de l'escargot est, selon Germaine Dieterlen, un glyphe universel de la temporalité, de la permanence de l'être à travers les fluctuations du changement » ; que « cette forme en spirale évoque aussi le tracé du labyrinthe initiatique… L'escargot, qui sort de terre après la pluie, est un symbole de régénération cyclique, de la mort et de la renaissance » ; ou encore « …l’escargot, avec sa maison sur le dos, avec son temps de petites expériences sur les épaules, mais avec la capacité de lever les yeux et les antennes au-dessus de sa tête, de son corps, au-dessus de la matière inerte et pesante… » (Délia Steinberg Guzman). Je trouve que tout cela convient assez bien à mes deux personnages.

samedi, juin 16, 2007

NOTE SUR L’ARCHITECTURE ANTILLIENNE

la construction d'une maison antillienne, huile sur toile marouflée, G. C. 1988


« Ce qui compte absolument pour l’architecte antillien, c’est une connaissance détaillée de la vie de l’individu pour qui il construit. Car toute construction est considérée comme une consolidation du passé, une sorte de pose, un point de récapitulation qui permet à celui qui fait construire de prendre du recul, et de repartir dans son existence sur des bases plus claires. Une maison, c’est un rappel, un regard différent porté sur le passé ; un peu comme chez nous une psychanalyse. Il faut sonder l’être en profondeur pour réaliser une véritable demeure correspondant à cet être, à un instant donné. Évidemment, cette façon de procéder fait beaucoup appel au symbolisme.
On pourrait penser que cette architecture, étant très personnalisée, risque d’être très difficile à reconvertir, quand change le propriétaire. Plus difficile encore que l’architecture fonctionnaliste, si décriée chez nous, en raison de sa rigidité et de la difficulté qu’il y a à modifier sa destination lorsque changent les besoins ou les exigences. Mais nous sommes accoutumés à voir les choses avec beaucoup d’étroitesse ; les Antilliens, eux, distinguent très clairement l’acte de construire, d’édifier, et l’acte d’habiter, d’occuper un lieu et de se l’approprier. Si l’acte de construire peut se comparer à une psychanalyse, et donc à la décision de marquer une étape dans sa vie en instaurant une relation spéciale avec un thérapeute – ici l’architecte –, l’acte d’habiter, lui, relève de la quotidienneté. Il peut se comparer à n’importe quel lien affectif banal, qui se tisse, au fi l des événements de la vie, avec toutes sortes de personnes. Le lien psychanalytique précise une relation de l’individu à soi-même, tandis que le lien affectif habituel résulte d’une relation spontanée à l’autre. Ainsi sur Antillia, l’architecte seul peut rendre possible la construction d’une maison, qui est la matérialisation révélée de la relation du maître d’ouvrage à lui-même. Tandis que l’habiter ne nécessite aucune condition spéciale : il est possible à chacun, au quotidien, de personnaliser sa relation avec toutes les maisons qu’il est amené à occuper temporairement, même si elles ne correspondent pas du tout à ce qu’il aurait réalisé s’il avait eu la volonté de construire. » Souvenirs d’Antillia, conte philosophique, à paraître cet été aux éditions Amalthée.

samedi, juin 09, 2007

LA PEINTURE TRADITIONNELLE FACE AU MONDE CONTEMPORAIN


Y a-t-il encore une place dans le monde mondialisé du XXIe siècle pour les peintres de chevalet en activité ? Les critiques d’art souriront certainement d’un air entendu, et taxeront les artistes peintres traditionnels d’archaïques ou de ringards. Pourtant, les peintres de chevalet du XIXe siècle ou d’avant font toujours un tabac, non seulement dans les musées et les collections privées, mais aussi à travers l’édition de livres et de reproductions.
S’il y a donc bien un goût pour la peinture traditionnelle, pourquoi ce goût se cantonne-t-il aux artistes du passé ? Ceux d’aujourd’hui sont-ils tous nuls, les bons délaissant le pinceau pour la vidéo ou la toile de sommier recyclée ?

Je ne suis pas assez masochiste pour croire cela. Simplement les peintres de chevalet contemporains ne symbolisent plus rien de pertinent dans l’imaginaire actuel. C'est donc une question de signification.

Mais tout n’est pas joué, et j'ai confiance en l’avenir de cette peinture, décriée par les élites parce qu’elle repose sur une technique du passé.
Pour mieux comprendre, faisons un détour par le monde de la musique.
Comparaison n’est pas raison, mais on observe cependant des similarités éclairantes, et quelques divergences non moins significatives d’un domaine à l’autre. Commençons par les similarités : comme pour la peinture, il semble que l’engouement pour les compositeurs de l’ancien temps (de Pergolèse à Debussy, pour faire large), n’ait jamais été aussi grand, et la diffusion de leurs œuvres jamais aussi étendue ; et a contrario, comme pour l’art plastique, les "grands" compositeurs actuels ont recours à des esthétiques radicalement différentes, qui ont du mal à pénétrer le public populaire.
Quant à la pratique large de la peinture amateur (appelée par mépris peinture du dimanche), elle trouve son parallèle dans la vitalité de la musique populaire de variétés. Mais là s’arrête le parallélisme. La musique populaire pratiquée au départ par de petits groupes d’amateurs, est un creuset qui alimente l’industrie prospère du spectacle musical et du disque ; un grand marché existe pour les stars issues de cette musique populaire, et pour son renouvellement permanent ; elle est en phase totale avec la modernité. À l’opposé, la peinture du dimanche reste une pratique privée sans autre débouché que le cercle familial ou celui des amis.

Si le gratteur de guitare et le rappeur sont des jeunes qui réunissent une large audience autour d’eux et de leur talent, les peintres amateurs donnent plutôt l’image de retraités qui passent le temps qui leur reste en faisant des croûtes qu’ils cherchent à refiler à leur entourage.
Pourquoi cette dépréciation des peintres populaires par rapports aux musiciens populaires? Outre le caractère entraînant, d’emblée spectaculaire et collectif de la musique, la différence est pour moi liée au fait que dans la musique, la composition et l’interprétation sont dissociables, et de fait très souvent dissociées; un musicien actuel peut jouer indifféremment une oeuvre ancienne ou une composition personnelle. Dans la création d’images artistiques, le concepteur et le réalisateur sont forcément une seule et même personne, et quelqu’un qui copie un tableau de Gauguin ou de Van Gogh n’est pas un grand interprète, mais un faussaire. Et le peintre du dimanche préfère mettre en peinture un paysage banal(même d’après photo) plutôt qu’une œuvre ancienne ou même celle d’un de ses contemporains qui a réussi.
Il n’y a plus vraiment de culture commune partagée entre les peintres, comme il y en a dans les milieux musicaux; pas d’existence médiatique de la peinture populaire, pas de marché… la peinture populaire contemporaine ne symbolise plus rien dans l’imaginaire collectif, et est devenue inapte à créer du lien social.

Et pourtant : il y a, j'en suis persuadé, des voies qui permettraient de redonner à cet art, dont la pratique attire beaucoup de monde, un véritable rôle culturel. Mais les oeuvres doivent pouvoir signifier et être facilement diffusées à faible coût. Appuyons-nous alors sur les réalités sociologiques.
Ainsi par exemple, tout le monde, et les jeunes en particulier, aiment punaiser à leurs murs des posters assez variés et assez renouvelables, images bon marché qui cristallisent facilement un engouement ou une attention instantanée, un peu comme peuvent le faire les chansons par l’intermédiaire du disque ou du MP3. Pourquoi chaque peintre, avant de chercher à faire une exposition qui de toute façon n’attirera pas grand monde, ne chercherait-il pas à faire connaître son travail par la diffusion d’affiches, associant l’image artistique à d’autres signes, d’autres messages pouvant emblématiser un courant d’idée, un événement, un lieu, etc…?

En ce qui me concerne, je crois à cette voie et compte l’explorer assez rapidement ; comme d’aucuns le savent déjà, je vais publier cet été, aux éditions Amalthée, un conte philosophique, « SOUVENIRS D’ANTILLIA » ; ce sera pour moi l’occasion d’associer au monde magique d’Antillia une dizaine de posters construits à partir de mes travaux picturaux sur l’architecture fantastique.

Dans une société où l’imaginaire de chaque créateur pictural est de plus en plus individuel et introverti, il est absolument nécessaire de faire l’effort de réintégrer les créations mentales des artistes dans un imaginaire collectif porteur de valeurs, ces valeurs pouvant facilement être affirmées et diffusées par l’intermédiaire de posters, qui sont en quelque sorte les estampes éphémères (Ukiyoé) du monde contemporain.

samedi, juin 02, 2007

VERS UNE MULTITEMPORALITÉ


Où et quand? aquarelle de G. Chambon


Le physicien californien Itzhak Bars, qui mène des recherches de pointe sur les théories des cordes, qui font appel, pour expliquer l’univers, à une quantité plus ou moins grande de dimensions spatiales supplémentaires compactifiées, vient de faire l’hypothèse de la possibilité de deux dimensions temporelles pour décrire l’univers, l’une d’elles étant invisible parce que compactifiée. Bricolage "ad hoc", pour cacher sous le tapis les incohérences de la théorie unifiée chère aux physiciens, rappelant la cuisine des théories antiques des épicycles qui cherchaient à résoudre la marche des planètes dans un référentiel toujours géocentré ? Ou, au contraire, intuition de génie faisant pressentir une nouvelle révolution copernicienne ?
Je ne sais quel est l’avenir de cette hypothèse en matière de physique fondamentale, mais je la trouve passionnante sur le plan conceptuel. En effet, jusqu’à présent, l’intuition géométrique, qui explore depuis Pythagore et Platon la structure matérielle du monde, ne s’appliquait pas au temps, même si la théorie de la relativité d’Einstein avait commencé à en faire percevoir les fluctuations possibles; il restait en effet une sorte de continuum imperturbable et lisse pour chaque référentiel d’observation.
Il faut au moins deux dimensions pour donner une épaisseur aux choses. Une seconde dimension permet donc de donner enfin au temps une véritable épaisseur, d’en faire non plus l’arbitre universel de nos vies, mais un acteur à part entière. Qu’il ne soit plus une eau lisse avançant imperturbablement au fil de nos existences, mais une chose vivante, profonde, mystérieuse, une sorte d’océan capable de surprises et de tempêtes. Le voyage temporel, qui est un leitmotiv de la science fiction, et la réincarnation, qui en est une sorte d’équivalent dans les traditions religieuses, expriment l’envie humaine universelle de briser la prison temporelle dans laquelle chaque individu se trouve enfermé.
La découverte d’une seconde dimension temporelle permettra-t-elle d’échapper à l’inflexible loi de Saturne d’une manière nouvelle, plus imaginative et plus convaincante que celles aujourd’hui promises par les églises ou par les romanciers futurologues (dont je suis) ?
Pensons aux corrélations non causales, aux liens invisibles qui nous relient à travers le temps à d’autres êtres et d’autres cultures. Simple empathie spontanée et aléatoire ? Ou polytemporalité de l’être, dont la vie se déroule aussi ailleurs dans une seconde dimension de temps compactifiée, et qui s’exprime, de façon marginale, à travers l’imaginaire, la télépathie, ou la clairvoyance ? La mort pourrait alors être comprise comme une brisure de symétrie, l’accession à un mode d’être radicalement différent, qui permettrait au paysage multitemporel enfin déployé de devenir la seule réalité du défunt, les dimensions spatiales étant a contrario toutes compactifiées.

samedi, mai 12, 2007

LES PEINTURES NOIRES DE GOYA

Francisco Goya, « L’ermitage de San Isidoro », détail, musée du Prado
A travers le cycle des peintures de la Quinta del Sordo, Goya a développé un génie resté sans équivalent dans l’histoire de la peinture. On peut renvoyer à la lecture du livre – beau, documenté, mais un peu alambiqué – de Yves Bonnefoy (Goya, les peintures noires, Edition William Blake & Co).
Peut-être un tel génie n’aurait pas éclos, vers la fin de sa vie, avec la même force, si le peintre n’avait été auparavant gravement malade (l’hypothèse du saturnisme est la plus probable), et n’était pas resté sourd (Bonnefoy avance que lorsqu’on n’entend plus les bruits extérieurs, alors des grondements autrement plus angoissants remontent à nos oreilles des profondeurs obscures de notre être intérieur).
Mais n’oublions pas qu’il avait toujours été fasciné par l’observation de tout ce que la nature humaine peut exsuder d’étrange, d’instable, et d’angoissant. Il avait coutume, à Saragosse, d’aller faire des croquis dans l’asile des aliénés (« Le préau des fous »). Ces visages torves, ces regards hagards, se retrouvent bien évidemment dans ses peintures.
Mais ils y prennent une dimension universelle. Ils deviennent les archétypes de ce qui est caché en nous, de notre envers du décor. Et ce qu’il faut souligner, c’est que son pinceau sans concession, son regard impitoyable, ne tombent jamais dans la déréliction ni dans le voyeurisme pervers et pornographique qui caractérisent notre époque actuelle. Lui reste noble : à travers les peintures noires, ce n’est pas l'aspect misérable de la folie et de la mort que nous découvrons, mais bien plutôt leur grandeur, leur beauté hallucinatoire, et dans un certain sens, leur force rédemptrice. Goya y montre avec un sens aigu de la beauté et de la violence, le caractère éminemment sacré et païen que peut revêtir la folie. C’est l’antre de Trophonius, la mystérieuse force qui relie le monde des profondeurs au monde de la surface, monde dans lequel nous tentons de vivre, avant que le monde des profondeurs ne nous happe.
La première fois que j’ai vu ces peintures au musée du Prado, il y a vingt-cinq ans, j’ai été saisi d’une telle émotion, que je me suis interrogé sur la possibilité d’une réelle puissance magique de la peinture. Non plus simple représentation, évocation habile et séduisante de l’absence, mais présentification, invocation infernale de forces qui nous dépassent. Et cela sans la protection de pentacles ou de rituels convenus, qui permettent aux spirites et mages de toutes obédiences d’affronter ces puissances sans trop de risques. Goya marche à découvert, il accepte de se déchirer lui-même, il est à la fois le médium et le maître de cérémonie.

Mon tableau « les Géants », dont voici un détail, cherche a lui rendre un très humble et très respectueux hommage... hélas, mes géants ne sont que de fragiles nains, face au monde de titans qu'a fait naître Goya sur les murs de la Quinta del Sordo.



Mise à jour juillet 2017: mon premier tableau de peinture synchronistique, en 2014, intitulé "les dés son jetés", reprend les personnages des "Moires", peut-être la plus terrible des peintures noires de Goya:
 

samedi, mai 05, 2007

DELIRE ET BONIMENT


La période contemporaine a jeté la confusion sur ce que l’on doit appeler la valeur artistique d’une œuvre. Les ready-mades de Duchamp affirment que cette valeur ne procède que de l’intention de l’artiste, à savoir tout homme capable d’imposer sa volonté au public, par la force de sa personnalité et la justesse de la théorie qu’il illustre par son acte artistique. Celui-ci est moins alors un acte de création qu’un acte de désignation. L’œuvre n’est plus, comme jadis, représentation, transposition, imagination, interprétation, mais sélection, démonstration, manifestation, preuve.
L’artiste, qui transmet à ces contemporains la trace d’un au-delà du réel contingent, ne le fait plus sur le mode de l’oracle, mais sur celui du gourou.

La différence est la suivante : l’oracle (en tant que paradigme) est une sorte de fou désintéressé, dominé par la puissance indicible de ce qu’il ressent, et qui invente tant bien que mal une langue poétique pour communiquer cet irreprésentable. Le gourou, par contre, maîtrise parfaitement la chaîne des phénomènes qui font de lui une sorte de mage auprès de ces contemporains. Ce qui le caractérise est qu’il croit avoir compris le sens supérieur de la réalité, et qu’il enjoint les autres d’adhérer à cette connaissance, en leur distillant des preuves que lui-même élabore, et en leur promettant des clefs que lui seul possède (tout gourou n’est-il pas prosélyte ?). Si l’on pousse la caricature, on se trouve confronté d’un côté au délire d’un cinglé, et de l’autre au boniment d’un charlatan.

Personnellement, je préfère la naïve folie des artistes d’antan aux coups médiatiques des génies d’aujourd’hui.

samedi, avril 21, 2007

ANACHRONISME ET MODERNITE

Une de mes premières peintures, faite in situ, à Santorin, en 1970
La peinture semble un art du passé. La production d’images signifiantes passe aujourd’hui par les procédés virtuels et mécaniques (photographie, image de synthèse, impressions et reproductions pilotées par informatique), et ces images ne sont plus, pour l’essentiel, des œuvres d’art. Alors les peintres sont aux abois, et le pire pour eux, à mon avis, est d’imiter avec les techniques artisanales archaïques les effets expressifs propres aux procédés informatisés et mécanisés (Lichtenstein ou Fromanger). La plupart des peintres cherchent une niche de repli dans une stylisation personnelle excessive. L’art de brouiller l’image, d’en faire une soupe plus ou moins digeste, semble être la seule réponse que les artistes plasticiens aient trouvée pour affirmer la persistance de leur rôle artistique de premier plan, quand du moins ils s’attachent encore à rester fidèles à la production de tableaux. Triste agonie d’un art qui fût si profond et éblouissant, parfois presque divin.

Et pourtant… la première moitié du XXe siècle, qui a enclenché la dynamique de désintégration picturale et d’installation progressive du chaos, la première moitié du XXe s. est aussi une période de remarquables conquêtes picturales : Klimt fait la démonstration qu’une orgie de beauté peut surgir du rapprochement de cultures picturales éloignées dans l’espace et dans le temps. Max Ernst et Salvador Dali déchaînent les chimères de l’imagination, et montrent que la peinture peut encore se renouveler dans ses thèmes et ses procédés. Giorgio de Chirico rappelle que la poésie et le mystère d’une image sont intemporels, et que la peinture est encore le meilleur moyen, à travers la fulgurance qu’elle permet, de jouer savamment et simplement avec les grands archétypes de l’imaginaire. Matisse invente une forme intense de plasticité et de beauté dans la saisie rapide et caricaturale du réel. Zao Wou Ki, fort sans doute des traditions asiatiques, travaille autour du mystérieux point d’équilibre où l’image se fond dans l’écriture et le geste, où la toile aspire l’espace, la lumière, et l’ombre, où le pinceau effleure les évocations sans jamais les dessiner. Alors pourquoi tous ces peintres n’ont pas eu de réelle postérité pendant ces quarante ou cinquante dernières années ? Pourquoi les meilleurs ont-ils cessé de croire à la force poétique de l’image peinte, et ont préféré se jeter à corps perdu dans le maelström médiatique des postures d’artistes, et de leurs grimaçants oripeaux?

Peut-être ont-ils cessés d’y croire parce que le public lui-même s’était détourné : ou du moins parce qu’il ne semblait plus apprécier, ni même voir la différence entre une image poétique et une construction expérimentale. Ou peut-être en était-il même venu à préférer celle-ci à celle-là. Dans l’imaginaire contemporain, en effet, les belles images peintes, la poésie plastique du représenté (rêve, mythe, ou simplement paysage ou portait), sont toujours reliées très fortement au passé, parce que celui-ci donne aux choses la force du mythe. Et donc cette beauté simple, cette poésie sans fard, ne peuvent coexister avec la production contemporaine, à laquelle il est demandé de porter d’autres valeurs. Ainsi, ce qui pour moi est le véritable art pictural, n’est plus apprécié aujourd’hui qu’à travers des œuvres peintes il y a plus de quarante ans. Un peintre actuel qui voudrait continuer dans cette grande tradition de l’image peinte, devrait peut-être avancer masqué, ou mentir, et donner ses œuvres pour des toiles anciennes et anonymes restées jusque-là inconnues. On sait que certains poètes ont utilisé ce procédé : il y a cent ans, Pierre Louÿs publiait les Chansons de Bilitis comme une œuvre de la Grèce Antique.
C’est pourquoi je me sens personnellement, d’une certaine façon, condamné à l’anachronisme. Mais les choses peuvent changer. Les notions de développement durable, de cultures en péril, de nouvelle alliance culture/nature, modifient peu à peu le visage de la modernité, et l’imaginaire qui y est associé. Peut-être le public est-il à nouveau prêt à rechercher la poésie éternelle dans les œuvres du présent. Mais bien sûr, il faut alors que les artistes ne le déçoivent pas, et se montrent à la hauteur de la tâche. Ils le seront si leurs créations savent allier la virginité du présent à la force des invariants.

jeudi, avril 19, 2007

LE CHOIX DU POETE

Gilles Chambon, le signe du Cancer, huile sur papier 1999
Quelle attitude adopter face aux drames de nos vies précaires, face à un réel parfois si désespérant ?
Les esprits rationnels et matérialistes choisissent une forme moderne d’épicurisme: ils consacrent leur vie à construire l’ici et maintenant, abandonnent la métaphysique et la transcendance, rejettent l’idée d’un réel supérieur et s’enferment de bonne grâce dans l’univers décrit par les scientifiques, qui leur paraît somme toute assez vaste pour y vivre et y rêver.
D’autres, plus crédules, choisissent de régresser vers les explications métaphysiques et mythologiques de l’une des quatre ou cinq grandes religions qui ont survécu au cataclysme de la modernité. Ils gagnent leur billet pour le paradis ou au pire, le purgatoire, soit à petits pas (en ménageant au mieux leur bonheur terrestre), soit en sautant à pieds joints dans la mort (et en entraînant avec eux le plus de monde possible). Ils ont l’optimisme naïf des enfants, et font une confiance aveugle au Dieu qu’ils s’inventent, comme les petits qui ne doutent pas de l’omnipotence et de l’amour infini de leurs parents.
Est-ce là les seuls choix offerts à la conscience humaine contemporaine ?
Non, car aucun des deux n’est à la hauteur du drame humain, aucun des deux n’en porte toute la noblesse et toute l’absurdité. Seul le choix du poète assume pleinement ce drame, et je vais essayer de montrer comment.
Le poète en effet, confronté à l’aporie fondamentale de l’être qui n’a d’autre destin que de mourir en cherchant à vivre, est seul en mesure d’en accepter la grandiose absurdité. Parce qu’il sent que cette absurdité même engendre la beauté fascinante et ambivalente du monde. Le poète peut se lancer à la recherche de l’éternité tout en sachant qu’il ne l’atteindra pas ; il le fait non pour garantir sa résurrection, mais pour vibrer dans le fol éclat de cette quête aussi vaine que nécessaire. Il sait rire de sa folie, et révéler l’indicible beauté que font naître les êtres en narguant le néant. Beauté sans espoir des fleurs qui périssent quand arrive le soir, des papillons de nuit qui volent vers le feu des étoiles et se brûlent les ailes sur de vulgaires lampions, beauté terrible des formes inventées pour séduire et tuer, beauté amusante des formes mimétiques imaginées pour tenter d’échapper à la loi universelle de la prédation… Folie déconcertante des millions d’êtres aux formes improbables et aux comportements si étranges qui peuplent le fond des fosses océaniques où la canopée des forêts tropicales… et dont l’apparition, si elle est bien soumise à l’implacable loi rationnelle de la sélection, reste due essentiellement à cette sorte d’inventivité désespérée qui surgit face à l’adversité.
Si la vérité du petit monde étroit qui nous entoure est bien celle de la science, la vérité du grand large, celle de l’univers imprévisible qui créé à chaque instant l’incommensurable étrangeté de la vie, cette vérité supérieure est bien du côté de la folie, du côté des poètes.