présentation des peintures synchronistiques

mardi, avril 10, 2012

L’art et la prohibition de l’image


"La reproduction interdite (portrait d'Edward James)" 1937, René Magritte, Museum boymans-van Beuningen, Rotterdam

Si l’on voulait faire une brève et schématique – mais non moins pertinente - archéologie de l’art, on pourrait résumer les choses en déclarant que l’art n’est en définitive qu’une manière de manifester la beauté, que la beauté procède de la séduction de l’apparence, et que la recherche de celle-ci n’est rien d’autre à l’origine qu’une forme de stratégie sexuelle, déjà développée chez beaucoup d’espèces animales. 
On observe que parmi ces espèces, la stratégie peut mettre la séduction plutôt du côté du masculin (pensons aux danses nuptiales et aux plumages chatoyants qu’arborent les mâles de la plupart des espèces d’oiseaux) ou plutôt du côté du féminin (les humains en sont un bon exemple, mode, maquillage, et bijoux, qui sont là pour exacerber la beauté, étant davantage utilisés par les femmes).

Certes, la séduction des œuvres artistiques n’a plus rien à voir avec la séduction sexuelle, mais il n’est pas inutile d’en rappeler l’origine, pour mieux comprendre pourquoi la prohibition des images et la prohibition des signes de sexualité vont parfois de pair. La question de la beauté, même sublimée (et donc la question de l’art), garde quelque chose à voir avec la libido, et les tabous et codes qui régissent son expression dans chaque société.

On aurait pu penser que l’art, avec le développement des civilisations, allait être le lieu des séductions formelles les plus ébouriffantes, la recherche et l’expression de la beauté ayant comme seule limite celle, naturelle, de l’imagination des artistes. 
Mais ce n’a pas été souvent le cas : le judaïsme, l’Islam, et certains courants du christianisme, ont condamné l’art de la représentation, par rigorisme moral. La parole divine, dans la Torah, interdit en effet de se faire une idole ou une image de « ce qui est en haut dans le ciel, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux plus bas que la terre » (Ex 20, 4 ; Dt 5, 7). L’Islam, à quelques exceptions, a montré aussi une grande hostilité aux images figuratives, Ibn Abbas, cousin du Prophète et expert en exégèse, ayant rapporté ces paroles de Mahomet: “ Tout reproducteur d’images est en enfer où son âme se multipliera en un nombre égal aux images qu’il aura façonnées ”. De même les iconoclastes chrétiens du VIIIe siècle à Byzance (sous la férule de l’empereur Léon III et de son fils Constantin V) ont luté contre la représentation iconique. Les Protestants, pour leur part, ont banni  la représentation figurative de leurs lieux de culte. Et même les avant-gardes artistiques du XXe siècle, sans aucune référence aux textes religieux, ont aussi cherché, à travers l’abstraction, à travers le rejet de l’ornement (au nom de la pureté), et surtout à travers l’art conceptuel, à déprécier la représentation figurative. 

Pourquoi de telles prohibitions frappant l’expression artistique ? Les censeurs craignaient généralement que la séduction des images pieuses n’entraîne un glissement de la ferveur religieuse vouée à l’être divin représenté, vers l’adoration de sa simple représentation (fétichisme des images à comparer au fétichise sexuel, dans lequel la fascination du désir se fixe sur un caractère particulier fragmentaire, voire accessoire, de la personne normalement convoitée). Peut-être aussi avaient-ils peur que le désir de possession des choses belles (en particulier celles produites par l’art de la séduction) entraîne ceux qui les convoitaient à diverses exactions ; ou que la séduction des biens terrestres ne détourne les croyants de l’amour essentiel qu’il doivent avoir pour la divinité révérée par le groupe. 

Mais le rigorisme, qu’il soit religieux ou idéologique, n’a jamais pu étouffer la pulsion sensuelle de l’art : dans la nature humaine, et, pourrait-on dire, dans sa physiologie animale sexuée, la libido – au sens général du désir, au delà de la connotation sexuelle - a besoin de s’exprimer à travers l’imaginaire et le fantasme, et donc à travers une représentation qui surinvestit certains aspects excitants de la réalité. 

C’est pourquoi aucune société, même celles dont les tabous liés à l’ordre moral sont les plus affirmés, n’est totalement dépourvue d’expressivité artistique recherchant la séduction des formes. Simplement il y a canalisation et confinement sur certains domaines de l’expression. 

Les choses sont d’ailleurs moins clivées qu’il n’y paraît. Les sociétés les plus libérales ont tout de même quelques tabous, et toutes les séductions de l’apparence ne peuvent s’y développer de la même façon. Quant aux sociétés de prohibition, elles peuvent engendrer un art intense, qui surcompense, dans le champ autorisé, les interdictions instaurées dans d’autres domaines (par exemple l’art des décors géométriques et de la calligraphie en Islam). Le plaisir artistique utilise aussi volontiers les tensions entre licite et illicite. Il sait se griser d’une beauté qui se manifeste au grand jour, comme se délecter du mystère et des suggestions d’une beauté dissimulée ; il sait s’adonner aux délices de l’harmonie parfaite, comme jouer avec l’aiguillon et les charmes sulfureux de la transgression.

Deux exemples de beauté transgressive : le triptyque du Jardin des délices, de Jérôme Bosch (détail), et l’une des toiles de Francis Bacon consacrées à la réinterprétation du Portrait du pape Innocent X, par Velasquez

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